lundi 10 février 2020


 Guy-Joseph Feller, ancien journaliste et authentique Lorrain, m'a demandé de lui confier quelques lignes pour son dernier ouvrage, Longwy de la gueule j'en suis.

Une histoire du Répu

ou le temps des affreux


Il faisait un temps de Toussaint, ce 17 octobre 2019. Ils étaient pourtant venus là, en plein centre de Metz, jouer les guignols sur un bout de trottoir devant une agence de la banque à qui parler. Michèle, Miguel, les deux Fabienne, Christian, Catherine, Stéphane, Jean-Jacques et vingt ou trente autres, ruisselants de pluie et bouillonnants d'énergie et de colère, rassemblés pour lancer un cri de souffrance. Un tract, dérisoire bout de papier. Le logo du Républicain Lorrain surmontant un énorme « Démembrement ! ».

Ils étaient là, employés, techniciens, ouvriers, commerciaux, et quelques trop rares journalistes, tous. Tous, sauf l'une ou l'autre se morfondant dans le secret d'une dépression, d'un burn-out, d'un trop-plein de tout. Tous, sauf les rotativistes, les imprimeurs, puisque ceux-là ont déjà été expulsés du paysage dans la nuit du 25 au 26 mars 2018, quand les rotatives du Républicain Lorrain, à Woippy, ont été pour toujours arrêtées. L’impression du journal a été transférée à Nancy, dans le silence des élus locaux et des responsables économiques mosellans. Dans le même temps, la banque actionnaire du journal a accéléré le transfert à Nancy, Strasbourg et Paris de l’activité sociale, économique et éditoriale de l’entreprise, qui ne vaut pour elle que par sa « marque »…

Quelques jours après ce 17 octobre, les rotatives ont été embarquées sur des camions corbillards, ferrailles tordues destinées à la casse. Coup de grâce dans le processus de mort lente d'une entreprise qui fut grande, désormais noyée dans un ensemble dont tous les éléments ne sont pas d'égale importance. Et pour moi, la rupture définitive d'une si longue histoire, commencée en 1983 – un 1er avril ! – à Villerupt, Meurthe-et-Moselle, cité sidérurgique sacrifiée où le journal était une institution familière à laquelle chacun se raccrochait plus ou moins – pour l'agonir d'injures quand la tendance était morose ou pour célébrer au jour le jour les événements de la communauté. Je ne connaissais personne à Villerupt, ni d'ailleurs au Républicain Lorrain, et surtout pas ce Guy-Joseph Feller qui trente-six ans plus tard me sommerait de lui écrire « n'importe quoi, ce que tu veux » dans ses « chroniques quotidiennes d'un journaliste ordinaire » (1). Tant pis pour toi, camarade, tu l'auras voulu.

Fin de l'histoire, donc. Pour moi, pas pour eux, Emmanuelle, Alain, Christine, Karim, Anne, Olivier... employés malgré eux de la banque qui les étrangle. Est-ce que je vais me complaire dans la nostalgie, répéter combien c'était mieux avant, quand nous étions jeunes et presque beaux ? Faire comme si ce journal avait été de tout temps un parangon de déontologie, un phare de la démocratie, un héraut de la liberté guidant le peuple ? Soyons sérieux ! Nous l’aurions voulu ainsi. Nous avons fait ce que nous avons pu. Nous avons réussi quelquefois, nous avons plus souvent avalé notre chapeau, par naïveté, fatigue ou lâcheté. Nous avons vécu. Pas trop mal, quand même...


Avant... Oui, il y a eu un avant. Plusieurs, même.

Au début des années quatre-vingt, au siècle dernier, dernier maillon d'une généalogie vouée tout entière à Gutenberg, nous avons constitué un gros bataillon de jeunots recrutés pour succéder aux vétérans, qui eux-mêmes dans les années soixante avaient pris la suite des journalistes d’après-guerre. Bon gré mal gré, nous avons été abreuvés jusqu'à plus soif (au cours de souvent joyeuses libations qui légitiment la métaphore) de la saga des Demange, des Puhl, des galipettes des uns et des infortunes conjugales des autres – inépuisable sujet de confidences braillées à tous les horizons –, des compromissions de celui-ci, de la veulerie de celle-là, et du mérite général de chacun de nos anciens.

Un millésime revint souvent dans ces mémoriaux de l'apéro vespéral. 1972. Le partage de zones entre les frères ennemis, L'Est Républicain et Le Républicain Lorrain. Au journal de Nancy la Meurthe-et-Moselle amputée de son col de cygne, mais riche de ses institutions universitaires et financières, les monts et les forêts vosgiennes et les parcs à vaches meusiens. Au journal de Metz la Moselle tout entière, réputée prospère et peuplée, avec son régime local et son Concordat, et les bassins ferrifères et industrieux du nord de la Meurthe-et-Moselle. A l'exception d'une petite zone tampon autour de Pont-à-Mousson, fin de la concurrence, instauration du monopole de l'information. Une apparence de confort porteuse de périls, de routines, de renoncements.

Certains se réjouirent de la tranquillité ainsi acquise, mais beaucoup saluèrent les efforts de la patronne pour exploiter politiquement la situation en utilisant le journal de son père au profit de sa vision de l’aménagement du territoire. Au moins cela entretenait-il l'illusion d'une ligne éditoriale, dont on s'aperçut souvent qu'elle pouvait suivre de spectaculaires méandres quand les intérêts commerciaux se trouvaient en jeu. Les journalistes qui, en 1988 à Nancy, tentèrent de couvrir les péripéties liées à l'embastillement du président de la chambre de commerce et d'industrie, n'oublieront jamais le singulier sens de l'indépendance du rédacteur en chef de l'époque. Ni sa sourcilleuse vigilance au respect de l'intégrité de ce pauvre homme, dont la famille dirigeait le premier annonceur du journal.

Prudents, la reine et son époux n'autorisèrent jamais la création de quelque structure que ce soit au sein de la rédaction, société de journalistes ou comité éditorial, qu'au reste personne n'osait vraiment leur demander. Toujours est-il que pour cette génération, il y avait l'avant et l’après, avant et après 1972.

Et ils le jurent, c'était mieux avant.


J'accompagnai modestement le règne de « la Présidente », jusqu'à sa mort en février 1999 – survenue à Nancy, ce qui témoigne du formidable humour de la faucheuse –, en m'accommodant tant bien que mal du confortable paternalisme de la maison. Après tout, la patronne était de bonne foi lorsque, chahutée par une fronde de la rédaction en 1994, elle écrivit à tous les journalistes : « Je peux (...) en toute connaissance de cause apprécier à sa juste valeur le travail effectué par chacun d'entre vous et le résultat qui fait de notre quotidien l'un des meilleurs de France. (...) Comme toute création humaine, un journal est fragile et mortel. Nous avons choisi – et c'est sans doute aussi le choix de la rédaction – de rester dans la voie de l'indépendance. » De son point de vue, ce n'était pas faux.

Les années qui suivirent sa disparition inattendue précipitèrent la chute, que nous pressentions sans en mesurer les effets.

Le prince consort, dont on venait d'annoncer la mise à la retraite, rappliqua à toute vitesse pour empêcher l'héritier de monter sur le trône.

Jusqu'au départ du rédacteur en chef nommé en 1996 par la patronne, les journalistes eurent un défenseur actif et respecté face à une direction pour le moins erratique. Hélas, Maurice Padiou, puisqu'il convient de le nommer, nous abandonna en 2003 à un ersatz de rédacteur en chef qui ne trouva d'autre urgence, dès sa nomination, que de baver à longueur de temps sur « l'héritage » afin de masquer sa propre vacuité.

On ne saura jamais ce qu'aurait pu faire le jeune Mathieu Puhl de cette entreprise. Dans le compte-rendu d'une réunion des « chefs d'éditions » du journal organisée le 1er mars 1999, une quinzaine de jours après la mort de la patronne, un cadre de la rédaction rapporta que son fils cadet « s'engagerait désormais davantage dans le contenu rédactionnel avec l’aide de son père. Mathieu Puhl a précisé que si, les années passées, il avait peut-être donné l'impression de se désintéresser de cet aspect pourtant essentiel du R.L. (sic !), c'était parce qu'il s'agissait du pré réservé de la présidente ». Mouais... Confirmé au poste de directeur général, il se consacra à la lutte contre l'alcoolisme, noble cause dans laquelle il embarqua le CHSCT ; il négocia le passage aux trente-cinq heures en répétant qu'il s'agissait d'une machine à « embaucher pour donner des congés », ce qui, n'étant pas entièrement faux, pouvait nous réjouir mais le stupéfiait ; il nous fit changer deux ou trois fois de systèmes informatiques ; bref, il géra les affaires courantes pendant que son père, débarrassé de la tutelle conjugale, préparait le sabordage du navire. Il restait de l'argent à se faire avec cette entreprise, et le Vieux n'allait pas se priver de le réaliser.

Un jour, lors d'une grand-messe réunissant à Luxembourg tous les cadres de la maison, nous vîmes prendre place au premier rang de l'assistance un petit bonhomme à l'apparence parfaitement quelconque, silencieux derrière son écharpe rouge (était-elle rouge, était-elle verte ? Je ne me souviens plus très bien). Il se murmura qu'il était le nouveau directeur des ressources humaines, chose étrange puisque le père Puhl avait viré sans ménagements son prédécesseur en proclamant qu'il en assurerait désormais lui-même la tâche. Nous fûmes intrigués ; nous aurions dû être méfiants. Le petit bonhomme, débauché de l'industrie lourde, était probablement en mission d'éclaireur. Quelques mois plus tard fut annoncée la vente de l’entreprise à la banque Crédit Mutuel. En mars 2007, les Puhl père et fils firent leurs valises, en ne laissant aucun lingot malencontreux derrière eux.

Alors commença vraiment le temps des affreux.
 

A nouveau, il y eut un avant et un après.

Pendant deux ans, occupés à démêler l'écheveau compliqué des montages financiers de la famille, les banquiers nous fichèrent une paix royale. Jamais le Répu n'avait connu une telle liberté pendant une période d’élections municipales, et les rédactions locales montrèrent alors un savoir-faire, un sens de l'information et une indépendance qu'on n'avait jamais connus dans toute l'histoire du journal. Jean-Marie Rausch, que les Puhl avaient fait roi de la république messine en 1972, fut éjecté après eux en 2007. On commençait à se dire alors qu'après tout, nous n'avions pas perdu au change, et que ce riche actionnaire faisait bien nos affaires. Pour un peu, nous aurions fermé les yeux sur les étranges stratégies mises en place par le petit bonhomme-directeur des ressources humaines, sans même s'offusquer de l'entendre expliquer avec une rare élégance, en commentant la fermeture d'une filiale et l’éviction de ses salariés : « Je tire la chasse ! ».

C'était compter sans la perversité du cerveau de l'opération. Michel Lucas, patron du Crédit Mutuel, avait assis sa réputation sur un unique fait d'armes, la captation du CIC par la banque dite mutualiste. Jouant d’un physique atypique, mélange de Gérard Jugnot et de Winston Churchill, éternel et pestilentiel cigare au bec, le « Requin blanc », comme il aimait qu'on l'appelât, affichait un mépris souverain pour tout ce qui n'était pas lui. Je n'ai jamais compris la fascination qu'il exerçait sur son entourage, au point que les administrateurs de la banque lui accordassent les pleins pouvoirs sans se poser de questions. Violent, peu cultivé et nullement désireux de le devenir, il s’appuyait sur quelques convictions simples : les énarques sont des cons, les journalistes des pleutres, les syndicalistes des emmerdeurs, les salariés des esclaves (y compris ses proches collaborateurs), et dans l'entreprise seul le résultat d'exploitation a de l'importance.

Pour le vernis, il ajoutait quelques idées piochées ici et là et pas toujours bien digérées sur l'avenir de la presse, dont il prédisait la mort prochaine au profit de technologies médiatiques encore inexistantes. Dans ces conditions, on se demandait bien pourquoi il avait engagé sa banque dans la constitution d'un vrai-faux groupe de presse. A quelques occasions, il nous conta sur le ton de la confidence qu’il avait cédé à la sollicitation de quelques grands de ce monde, qui s’inquiétaient de la menace de voir les journaux de province passer sous le contrôle d'investisseurs étrangers. Franchement, je n'y ai jamais cru, non plus qu'à l'hypothèse selon laquelle la banque ne guignait que le fichier des clients des journaux. Je crois plus simplement que Lucas assouvissait un fantasme de pouvoir, singeant les Citizen Kane pour son propre plaisir en dilapidant l'argent d'une banque qui ne lui demanderait jamais d'en rendre compte.

C'est ainsi que, tout en jouant les visionnaires, Michel Lucas laissa la situation financière des journaux se dégrader au fil des ans, en ne répondant à la crise ambiante que par trois leviers : le gel des salaires et des embauches ; la mutualisation des entreprises, en plaçant par exemple Le Républicain Lorrain et L'Est Républicain sous l'autorité d'un même directeur général et d'un unique rédacteur en chef ; et le comblement du déficit par le Crédit Mutuel et par la vente des bijoux de famille – immeubles, imprimerie de labeur... Le Requin blanc, vieillissant et devenant gâteux, masquait son impuissance derrière des rugissements dont on aurait aimé qu'ils ne fussent que comiques.

Ainsi, en février 2011, Michel Lucas prit comme un affront personnel un mouvement de grève largement suivi par la rédaction du Républicain Lorrain. Ni une ni deux, il convoqua les représentants du personnel pour leur annoncer qu'il allait vendre la boîte au plus offrant. Je le revois nous lancer, les yeux dans les yeux : « Comme individus, vous ne m 'intéressez pas ». Merci patron, on avait compris depuis longtemps ! Nous ne fûmes que quelques-uns à considérer qu'à tout prendre, le désengagement du Crédit Mutuel pourrait être une bonne nouvelle. Bien entendu, ce n'était que du cinéma, et un an plus tard, la direction convint que le projet de vente était définitivement abandonné, si tant est qu'il ait jamais eu quelque consistance. Peu importe, Lucas avait atteint son objectif : terroriser encore un peu plus les salariés, privés de tout repère sur leur avenir.

Michel Lucas est mort en 2018. Un immense éclat de rire accueillit l'invitation de la direction du journal à observer une minute de silence le jour de ses obsèques. La fin de son néfaste règne et l’avènement d'un nouvel « après » est assez bien résumé par l'article « Républicain Lorrain »de Wikipédia, manifestement bien renseigné pour cette partie de l'histoire : « En mars 2016, Michel Lucas est démis de la présidence du Crédit Mutuel au profit de Nicolas Théry. Dans un premier temps, celui-ci se désintéresse de la branche « presse » de la banque, avant de charger le cabinet June Partners de réaliser un audit de l'ensemble des journaux concernés, sous l'autorité de Philippe Carli, ancien président de Siemens France et ex-directeur général du groupe Amaury (L'Équipe). Celui-ci est chargé en septembre 2017 de mettre en œuvre ses propres préconisations et prend de facto la tête du groupe de presse EBRA [c'est-à-dire les journaux détenus par le Crédit Mutuel]. Philippe Carli et Christophe Mahieu [directeur général du Républicain Lorrain, de L'Est Républicain et de Vosges Matin] lancent un vaste plan d'économies consistant dans un premier temps à arrêter les rotatives du Républicain Lorrain, installées jusqu'alors au siège de Woippy, et à faire imprimer le journal sur la rotative de L'Est Républicain, à Houdemont, près de Nancy. Cette opération est jumelée au passage du journal au format tabloïd. Cinquante-neuf emplois sont supprimés. Parallèlement, Philippe Carli met en place à l'échelle du groupe EBRA la réorganisation des rédactions dans la perspective de transformer les journaux en sites de presse tout en ligne, sur le modèle du « digital first », ce qui devrait entraîner de nouvelles suppressions d'emplois. »

Ce que ne dit pas Wikipédia, c'est le stress des femmes et des hommes épuisés par des années d'atermoiements, de menaces, d'incertitudes et de mépris. Beaucoup ont cru et croient encore à la complémentarité des supports au service de l'information. Je crois avec eux que les citoyens ont besoin d'un lien solide appuyé sur l'éthique et la déontologie qui, quelques faiblesses qu'on ait pu connaître, caractérisent encore l’exercice du journalisme. Encore faudra-t-il que Carli n'en vienne pas à réaliser le rêve inavoué du vieux père Puhl d'un journal sans journalistes ni ouvriers !

Ce que ne dit pas non plus Wikipédia, c’est l'acharnement de ces salariés à faire vivre une entreprise pourtant condamnée par la banque. Les commerciaux vont intégrer, bon gré mal gré, une régie publicitaire autonome, filiale du groupe Crédit Mutuel. Trente-sept emplois supplémentaires quittent ainsi la Moselle. Ensuite, ce sera le tour des services techniques – environ cent personnes. « Démembrement ! », disent-ils... Le Républicain Lorrain ne vivra plus que par l'obstination de ses journalistes à servir une information locale et régionale qui, pour leur employeur, n'a de valeur que le nombre de « clics » qu'elle provoque sur internet.

Michèle, Miguel, les deux Fabienne, Christian, Catherine, Stéphane, Jean-Jacques, Emmanuelle, Alain, Christine, Xavier, Anne et tous les autres, ceux qui luttent et ceux qui souffrent sont les véritables héros de cette histoire. Pot de terre contre pot de fer... Leur courage peut-il venir à bout de l'ogre ?

Et dira-t-on que c'était mieux avant ?

Metz, le 9 décembre 2019.

(1) Longwy de la gueule j'en suis, éd. Paroles de Lorrains