Guy-Joseph Feller, ancien journaliste et authentique Lorrain, m'a demandé de lui confier quelques lignes pour son dernier ouvrage, Longwy de la gueule j'en suis.
Une histoire du Répu
ou le temps des affreux
Il faisait
un temps de Toussaint, ce 17 octobre 2019. Ils étaient pourtant
venus là, en plein centre de Metz, jouer les guignols sur un bout de
trottoir devant une agence de la banque à qui parler. Michèle,
Miguel, les deux Fabienne, Christian, Catherine, Stéphane,
Jean-Jacques et vingt ou trente autres, ruisselants de pluie et
bouillonnants d'énergie et de colère, rassemblés pour lancer un
cri de souffrance. Un tract, dérisoire bout de papier. Le logo du
Républicain Lorrain surmontant un énorme « Démembrement ! ».
Ils étaient
là, employés, techniciens, ouvriers, commerciaux, et quelques trop
rares journalistes, tous. Tous, sauf l'une ou l'autre se morfondant
dans le secret d'une dépression, d'un burn-out, d'un trop-plein de
tout. Tous, sauf les rotativistes, les imprimeurs, puisque ceux-là
ont déjà été expulsés du paysage dans la nuit du 25 au 26 mars
2018, quand les rotatives du Républicain Lorrain, à Woippy, ont été
pour toujours arrêtées. L’impression du journal a été
transférée à Nancy, dans le silence des élus locaux et des
responsables économiques mosellans. Dans le même temps, la banque
actionnaire du journal a accéléré le transfert à Nancy,
Strasbourg et Paris de l’activité sociale, économique et
éditoriale de l’entreprise, qui ne vaut pour elle que par sa
« marque »…
Quelques
jours après ce 17 octobre, les rotatives ont été embarquées sur
des camions corbillards, ferrailles tordues destinées à la casse.
Coup de grâce dans le processus de mort lente d'une entreprise qui
fut grande, désormais noyée dans un ensemble dont tous les éléments
ne sont pas d'égale importance. Et pour moi, la rupture définitive
d'une si longue histoire, commencée en 1983 – un 1er
avril ! – à Villerupt, Meurthe-et-Moselle, cité
sidérurgique sacrifiée où le journal était une institution
familière à laquelle chacun se raccrochait plus ou moins – pour
l'agonir d'injures quand la tendance était morose ou pour célébrer
au jour le jour les événements de la communauté. Je ne connaissais
personne à Villerupt, ni d'ailleurs au Républicain Lorrain, et
surtout pas ce Guy-Joseph Feller qui trente-six ans plus tard me
sommerait de lui écrire « n'importe quoi, ce que tu veux »
dans ses « chroniques quotidiennes d'un journaliste
ordinaire » (1). Tant pis pour toi, camarade, tu l'auras voulu.
Fin de
l'histoire, donc. Pour moi, pas pour eux, Emmanuelle, Alain,
Christine, Karim, Anne, Olivier... employés malgré eux de la banque
qui les étrangle. Est-ce que je vais me complaire dans la nostalgie,
répéter combien c'était mieux avant, quand nous étions jeunes et
presque beaux ? Faire comme si ce journal avait été de tout
temps un parangon de déontologie, un phare de la démocratie, un
héraut de la liberté guidant le peuple ? Soyons sérieux !
Nous l’aurions voulu ainsi. Nous avons fait ce que nous avons pu.
Nous avons réussi quelquefois, nous avons plus souvent avalé notre
chapeau,
par naïveté, fatigue ou
lâcheté. Nous avons vécu. Pas trop mal, quand même...
Avant...
Oui, il y a eu un avant. Plusieurs, même.
Au début
des années quatre-vingt, au siècle dernier, dernier maillon d'une
généalogie vouée tout entière à Gutenberg, nous avons constitué
un gros bataillon de jeunots recrutés pour succéder aux vétérans,
qui eux-mêmes dans les années soixante avaient pris la suite des
journalistes d’après-guerre. Bon gré mal gré, nous avons été
abreuvés jusqu'à plus soif (au cours de souvent joyeuses libations
qui légitiment la métaphore) de la saga des Demange, des Puhl, des
galipettes des uns et des infortunes conjugales des autres –
inépuisable sujet de confidences braillées à tous les horizons –,
des compromissions de celui-ci, de la veulerie de celle-là, et du
mérite général de chacun de nos anciens.
Un
millésime revint souvent dans ces mémoriaux de l'apéro vespéral.
1972. Le partage de zones entre les frères ennemis, L'Est
Républicain et Le Républicain Lorrain. Au journal de Nancy la
Meurthe-et-Moselle amputée de son col de cygne, mais riche de ses
institutions universitaires et financières, les monts et les forêts
vosgiennes et les parcs à vaches meusiens. Au journal de Metz la
Moselle tout entière, réputée prospère et peuplée, avec son
régime local et son Concordat, et les bassins ferrifères et
industrieux du nord de la Meurthe-et-Moselle. A l'exception d'une
petite zone tampon autour de Pont-à-Mousson, fin de la concurrence,
instauration du monopole de l'information. Une apparence de confort
porteuse de périls, de routines, de renoncements.
Certains se
réjouirent de la tranquillité ainsi acquise, mais beaucoup
saluèrent les efforts de la patronne pour exploiter politiquement la
situation en utilisant le journal de son père au profit de sa vision
de l’aménagement du territoire. Au moins cela entretenait-il
l'illusion d'une ligne éditoriale, dont on s'aperçut souvent
qu'elle pouvait suivre de spectaculaires méandres quand les intérêts
commerciaux se trouvaient en jeu. Les journalistes qui, en 1988 à
Nancy, tentèrent de couvrir les péripéties liées à
l'embastillement du président de la chambre de commerce et
d'industrie,
n'oublieront jamais le singulier sens de l'indépendance du rédacteur
en chef de l'époque. Ni sa
sourcilleuse vigilance au respect de l'intégrité de ce pauvre
homme, dont la famille dirigeait le premier annonceur du journal.
Prudents,
la reine et son époux n'autorisèrent jamais la création de quelque
structure que ce soit au sein de la rédaction, société de
journalistes ou comité éditorial, qu'au reste personne n'osait
vraiment leur demander. Toujours est-il que pour cette génération,
il y avait l'avant et l’après, avant et après 1972.
Et ils le
jurent, c'était mieux avant.
J'accompagnai
modestement le règne de « la Présidente », jusqu'à sa
mort en février 1999 – survenue à Nancy, ce qui témoigne du
formidable humour de la faucheuse –, en m'accommodant tant bien que
mal du confortable paternalisme de la maison. Après tout, la
patronne était de bonne foi lorsque, chahutée par une fronde de la
rédaction en 1994, elle écrivit à tous les journalistes :
« Je
peux (...) en toute connaissance de cause apprécier à sa juste
valeur le travail effectué par chacun d'entre vous et le résultat
qui fait de notre quotidien l'un des meilleurs de France. (...) Comme
toute création humaine, un journal est fragile et mortel. Nous avons
choisi – et c'est sans doute aussi le choix de la rédaction – de
rester dans la voie de l'indépendance. » De son point de vue,
ce n'était pas faux.
Les
années qui suivirent sa disparition inattendue précipitèrent la
chute, que nous pressentions sans en mesurer les effets.
Le
prince consort, dont on venait d'annoncer la mise à la retraite,
rappliqua à toute vitesse pour empêcher l'héritier de monter sur
le trône.
Jusqu'au
départ du rédacteur en chef nommé en 1996 par la patronne, les
journalistes eurent un défenseur actif et respecté face à une
direction pour le moins erratique. Hélas, Maurice Padiou, puisqu'il
convient de le nommer, nous abandonna en 2003 à un ersatz de
rédacteur en chef qui ne trouva d'autre urgence, dès sa
nomination, que de baver à longueur de temps sur « l'héritage »
afin de masquer sa propre vacuité.
On
ne saura jamais ce qu'aurait pu faire le jeune Mathieu Puhl de cette
entreprise. Dans le compte-rendu d'une réunion des « chefs
d'éditions » du journal organisée le 1er
mars 1999, une quinzaine de jours après la mort de la patronne, un
cadre de la rédaction
rapporta que son fils cadet « s'engagerait désormais davantage
dans le contenu rédactionnel avec l’aide de son père. Mathieu
Puhl a précisé que si, les années passées, il avait peut-être
donné l'impression de se désintéresser de cet aspect pourtant
essentiel du R.L. (sic !), c'était parce qu'il s'agissait du
pré réservé de la présidente ». Mouais... Confirmé au
poste de directeur général, il se consacra à la lutte contre
l'alcoolisme, noble cause dans laquelle il embarqua le CHSCT ;
il négocia le passage aux trente-cinq heures en répétant qu'il
s'agissait d'une machine à « embaucher pour donner des
congés », ce qui, n'étant pas entièrement faux, pouvait nous
réjouir mais le stupéfiait ; il nous fit changer deux ou trois
fois de systèmes informatiques ; bref, il géra les affaires
courantes pendant que son père, débarrassé de la tutelle
conjugale, préparait le sabordage du navire. Il restait de l'argent
à se faire avec cette entreprise, et le Vieux n'allait pas se priver
de le réaliser.
Un jour,
lors d'une grand-messe réunissant à Luxembourg tous les cadres de
la maison, nous vîmes prendre place au premier rang de l'assistance
un petit bonhomme à l'apparence parfaitement quelconque, silencieux
derrière son écharpe rouge (était-elle rouge, était-elle verte ?
Je ne me souviens plus très bien). Il se murmura qu'il était le
nouveau directeur des ressources humaines, chose étrange puisque le
père Puhl avait viré sans ménagements son prédécesseur en
proclamant qu'il en assurerait désormais lui-même la tâche. Nous
fûmes intrigués ; nous aurions dû être méfiants. Le petit
bonhomme, débauché de l'industrie lourde, était probablement en
mission d'éclaireur. Quelques mois plus tard fut annoncée la vente
de l’entreprise à la banque Crédit Mutuel. En mars 2007, les Puhl
père et fils firent leurs valises, en ne laissant aucun lingot
malencontreux derrière eux.
Alors
commença vraiment le temps des affreux.
A nouveau,
il y eut un avant et un après.
Pendant
deux ans, occupés à démêler l'écheveau compliqué des montages
financiers de la famille, les banquiers nous fichèrent une paix
royale. Jamais le Répu n'avait connu une telle liberté pendant une
période d’élections municipales, et les rédactions locales
montrèrent alors un savoir-faire, un sens de l'information et une
indépendance qu'on n'avait jamais connus dans toute l'histoire du
journal. Jean-Marie Rausch, que les Puhl avaient fait roi de la
république messine en 1972, fut éjecté après eux en 2007. On
commençait à se dire alors qu'après tout, nous n'avions pas perdu
au change, et que ce riche actionnaire faisait bien nos affaires.
Pour un peu, nous aurions fermé les yeux sur les étranges
stratégies mises en place par le petit bonhomme-directeur des
ressources humaines, sans même s'offusquer de l'entendre expliquer
avec une rare élégance, en commentant la fermeture d'une filiale et
l’éviction de ses salariés : « Je tire la chasse ! ».
C'était
compter sans la perversité du cerveau de l'opération. Michel Lucas,
patron du Crédit Mutuel, avait assis sa réputation sur un unique
fait d'armes, la captation du CIC par la banque dite mutualiste.
Jouant d’un physique atypique, mélange de Gérard Jugnot et de
Winston Churchill, éternel et pestilentiel cigare au bec, le
« Requin blanc », comme il aimait qu'on l'appelât,
affichait un mépris souverain pour tout ce qui n'était pas lui. Je
n'ai jamais compris la fascination qu'il exerçait sur son entourage,
au point que les administrateurs de la banque lui accordassent les
pleins pouvoirs sans se poser de questions. Violent, peu cultivé et
nullement désireux de le devenir, il s’appuyait sur quelques
convictions simples : les énarques sont des cons, les
journalistes des pleutres, les syndicalistes des emmerdeurs, les
salariés des esclaves (y compris ses proches collaborateurs), et
dans l'entreprise seul le résultat d'exploitation a de l'importance.
Pour le
vernis, il ajoutait quelques idées piochées ici et là et pas
toujours bien digérées sur l'avenir de la presse, dont il prédisait
la mort prochaine au profit de technologies médiatiques encore
inexistantes. Dans ces conditions, on se demandait bien pourquoi il
avait engagé sa banque dans la constitution d'un vrai-faux groupe de
presse. A quelques occasions, il nous conta sur le ton de la
confidence qu’il avait cédé à la sollicitation de quelques
grands de ce monde, qui s’inquiétaient de la menace de voir les
journaux de province passer sous le contrôle d'investisseurs
étrangers. Franchement, je n'y ai jamais cru, non plus qu'à
l'hypothèse selon laquelle la banque ne guignait que le fichier des
clients des journaux. Je crois plus simplement que Lucas assouvissait
un fantasme de pouvoir, singeant les Citizen Kane pour son propre
plaisir en dilapidant l'argent d'une banque qui ne lui demanderait
jamais d'en rendre compte.
C'est ainsi
que, tout en jouant les visionnaires, Michel Lucas laissa la
situation financière des journaux se dégrader au fil des ans, en ne
répondant à la crise ambiante que par trois leviers : le gel
des salaires et des embauches ; la mutualisation des
entreprises, en plaçant par exemple Le Républicain Lorrain et L'Est
Républicain sous l'autorité d'un même directeur général et d'un
unique rédacteur en chef ; et le comblement du déficit par le
Crédit Mutuel et par la vente des bijoux de famille – immeubles,
imprimerie de labeur... Le Requin blanc, vieillissant et devenant
gâteux, masquait son impuissance derrière des rugissements dont on
aurait aimé qu'ils ne fussent que comiques.
Ainsi, en
février 2011, Michel Lucas prit comme un affront personnel un
mouvement de grève largement suivi par la rédaction du Républicain
Lorrain. Ni une ni deux, il convoqua les représentants du personnel
pour leur annoncer qu'il allait vendre la boîte au plus offrant. Je
le revois nous lancer, les yeux dans les yeux : « Comme
individus, vous ne m 'intéressez pas ». Merci patron, on
avait compris depuis longtemps ! Nous ne fûmes que quelques-uns
à considérer qu'à tout prendre, le désengagement du Crédit
Mutuel pourrait être une bonne nouvelle. Bien entendu, ce n'était
que du cinéma, et un an plus tard, la direction convint que le
projet de vente était définitivement abandonné, si tant est qu'il
ait jamais eu quelque consistance. Peu importe, Lucas avait atteint
son objectif : terroriser encore un peu plus les salariés,
privés de tout repère sur leur avenir.
Michel
Lucas est mort en 2018. Un immense éclat de rire accueillit
l'invitation de la direction du journal à observer une minute de
silence le jour de ses obsèques. La fin de son néfaste règne et
l’avènement d'un nouvel « après » est assez bien
résumé par l'article « Républicain Lorrain »de
Wikipédia, manifestement bien renseigné pour cette partie de
l'histoire : « En mars
2016, Michel Lucas est démis de la présidence du Crédit Mutuel au
profit de Nicolas Théry. Dans un premier temps, celui-ci se
désintéresse de la branche « presse » de la banque,
avant de charger le cabinet June Partners de réaliser un audit de
l'ensemble des journaux concernés, sous l'autorité de Philippe
Carli, ancien président de Siemens France et ex-directeur général
du groupe Amaury (L'Équipe).
Celui-ci est chargé
en septembre 2017 de mettre en œuvre ses propres préconisations et
prend de facto la tête du groupe de presse EBRA [c'est-à-dire les
journaux détenus par le Crédit Mutuel]. Philippe Carli et
Christophe Mahieu [directeur général du Républicain Lorrain, de
L'Est Républicain et de Vosges Matin] lancent un vaste plan
d'économies consistant dans un premier temps à arrêter les
rotatives du Républicain Lorrain, installées jusqu'alors au siège
de Woippy, et à faire imprimer le journal sur la rotative de L'Est
Républicain, à Houdemont, près de Nancy. Cette opération est
jumelée au passage du journal au format tabloïd. Cinquante-neuf
emplois sont supprimés. Parallèlement, Philippe Carli met en place
à l'échelle du groupe EBRA la réorganisation des rédactions dans
la perspective de transformer les journaux en sites de presse tout en
ligne, sur le modèle du « digital first », ce qui
devrait entraîner de nouvelles suppressions d'emplois. »
Ce que ne
dit pas Wikipédia, c'est le stress des femmes et des hommes épuisés
par des années d'atermoiements, de menaces, d'incertitudes et de
mépris. Beaucoup ont cru et croient encore à la complémentarité
des supports au service de l'information. Je crois avec eux que les
citoyens ont besoin d'un lien solide appuyé sur l'éthique et la
déontologie qui, quelques faiblesses qu'on ait pu connaître,
caractérisent encore l’exercice du journalisme. Encore faudra-t-il
que Carli n'en vienne pas à réaliser le rêve inavoué du vieux
père Puhl d'un journal sans journalistes ni ouvriers !
Ce que ne
dit pas non plus Wikipédia, c’est l'acharnement de ces salariés à
faire vivre une entreprise pourtant condamnée par la banque. Les
commerciaux vont intégrer, bon gré mal gré, une régie
publicitaire autonome, filiale du groupe Crédit Mutuel. Trente-sept
emplois supplémentaires quittent ainsi la Moselle. Ensuite, ce sera
le tour des services techniques – environ cent personnes.
« Démembrement ! », disent-ils... Le Républicain
Lorrain ne vivra plus que par l'obstination de ses journalistes à
servir une information locale et régionale qui, pour leur employeur,
n'a de valeur que le nombre de « clics » qu'elle provoque
sur internet.
Michèle,
Miguel, les deux Fabienne, Christian, Catherine, Stéphane,
Jean-Jacques, Emmanuelle, Alain, Christine, Xavier, Anne et tous les
autres, ceux qui luttent et ceux qui souffrent sont les véritables
héros de cette histoire. Pot de terre contre pot de fer... Leur
courage peut-il venir à bout de l'ogre ?
Et
dira-t-on que c'était mieux avant ?
Metz, le 9
décembre 2019.
(1) Longwy de la gueule j'en suis, éd. Paroles de Lorrains
Bravo l’ami. Nos histoires sont hélas toutes les mêmes... ☹️ Nous avons vécu quand même de belles années à nos débuts. Jolis souvenirs, triste fin... ��
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