lundi 4 décembre 2023

Jacques Vallet, pour la bonne cause

Photo Philippe DOBROWOLSKA.
Écrivain, poète et journaliste, Jacques Vallet est mort le 15 novembre 2023. Parce qu'il a grandi dans le même bourg que moi, parce que je le suivais discrètement depuis mon adolescence – on me l'avait fait découvrir par son recueil de poèmes Les Chiens de la nuit –, parce que son humour et son impertinence au micro des "Papous dans la tête" de France Culture m'épataient... j'étais allé le rencontrer, en janvier 2015, dans son antre parisien, dans le XXe arrondissement. Un souvenir éblouissant.

Et pour le plaisir, je retrouve un petit billet qu'il m'avait inspiré, ou plus exactement qu'il avait inspiré à Marie Renaud, quelques semaines plus tard, en pleine campagne des élections départementales.


Causes à débattre

Enfin, une cause à défendre dont on n’a pas encore les oreilles rebattues. L’excellent Jacques Vallet, qui n’a pas pour seul mérite d’être de naissance lorraine, a battu le rappel l’autre dimanche sur les ondes de France Culture. Ce romancier, critique de théâtre et fin connaisseur de l’art du jeu de mots, dont le talent nous fut rappelé dans une récente livraison de 7 Hebdo, vient de se jeter à corps (et à cor) perdu dans la sauvegarde de nos layons, bermes et autres trimards. Jacques Vallet, alias Antoine des Pas-Perdus, est, a-t-il annoncé au cours de l’émission Des Papous dans la tête, le fondateur et le président de l’association SOS Sentiers battus. Parce que, a-t-il expliqué, il n’en peut plus de « voir ces pauvres sentiers qui autrefois reposaient en paix dans la nature piétinés, défoncés, pilonnés ».

Il était temps, et s’il faut ester en justice pour venir à bout de ces violences infligées à nos malheureux sentiers battus, il estera ! Sortir des sentiers battus, voilà la priorité des priorités, car – ainsi qu’a renchéri dans la foulée le non moins excellent Lucas Fournier –, « l’essentiel, c’est que ça marche ».

Non seulement cette noble démarche permet à Jacques Vallet de rejoindre l’innombrable cohorte de nos compatriotes présidents de quelque chose, mais encore elle nous encourage à lancer de nouveaux combats, tous plus légitimes les uns que les autres. Assez de sentiers battus ? Oui, mais sauvons aussi les rappels, que l’on bat à tout propos. Et que faire pour ces chiens, battus dès qu’on s’intéresse à leurs yeux? Idem, publions de toute urgence au Journal officiel les statuts de SOS Cartes battues, surtout que celles-ci sont généralement rebattues en un temps record (à battre). Et le fer, martyrisé dès qu’il est chaud, n’en a-t-on donc rien à battre ?

Il paraît qu’ayant ouï France Culture, les supporteurs du club de football de Metz ont décidé, à leur tour, de fonder SOS Equipe battue. Quant aux candidats et candidates aux élections départementales de ce dimanche, la moitié d’entre eux va étoffer le bataillon des battus à sauver du désespoir. Associons-nous pour leur remonter le moral et les entraîner sur de nouveaux chemins, Que nous parcourrons tous ensemble, derrière la casquette de marin de Jacques Vallet, le cœur battant !

Marie RENAUD

(7 Hebdo, supplément dominical du Républicain Lorrain,  29 mars 2015).


jeudi 5 janvier 2023

 

Pour mon ami l'éditeur Guy-Joseph Feller, j'ai dépoussiéré cette petite chronique écrite en 2015 pour l'ouvrage "Le droit local tel qu'ils le vivent", sous la direction de Bernard Zahra (éd. Mettis). Il se retrouve ainsi dans le n° 5 de l’excellent mook "Paroles".

 

Du bonheur d'être mosellan

Jœuf, Meurthe-et-Moselle, 20 avril 1984. « Désolé, mon grand, ton courrier s'arrêtera à Audun-le-Tiche. Là-bas, ils font le Vendredi saint. » C'est pas vrai, j'avais oublié... Il faut dire que c'est mon premier week-end de Pâques depuis que j'ai été embauché en Lorraine, et que les Ardennes où j'avais fait mes classes ne m'ont pas habitué aux bizarreries d'ici.

En ce temps-là, internet et même le fax n'étaient encore que des rêves de savants fous. Les journalistes dispersés dans la zone de diffusion du grand quotidien régional envoyaient leur copie et leurs rouleaux de films dans des enveloppes « hors sac » confiées aux chauffeurs des Rapides de Lorraine. Mais ce vendredi-là, je devrai moi-même foncer jusqu'à Metz, Moselle, au volant de ma vieille 204... Tout ça parce qu'en Palestine, presque deux mille ans plus tôt, un hippie iconoclaste est mort sur la croix et que les Mosellans, depuis qu'ils sont redevenus français, narguent les autres Lorrains en s’octroyant un super pont pascal.

Bon, concédai-je avec bienveillance, après tout, s'ils peuvent s'offrir ça, grand bien leur fasse ! D'ailleurs, bientôt muté en Moselle, de l'autre côté de l'ancienne frontière, je commençais à me couler doucement dans les coutumes locales.

Quoique... « Quelle religion ? » Ça, ce fut le jour où j'allai inscrire mes enfants à l'école publique. Blasée, la directrice ne s'offusqua pas de mon furtif froncement de sourcils – juste le temps de me rappeler que tant que je voudrais continuer à jouir du bonheur d'être messin, il n'y aurait pas de raison que ma descendance échappât au statut scolaire local. Cette arête-là fut un peu plus difficile à avaler.


Cependant, je m'aperçus vite que mes naïfs étonnements laissaient de marbre mon entourage, collègues ou voisins, à qui ces règles d'exception paraissaient parfaitement légitimes. Incapable de renoncer à l'idéal laïque et républicain de mon enfance, je tentai d'examiner sereinement la situation. Et je pus même trouver qu'elle pouvait avoir du bon, surtout lorsqu’on m'invita à poser une récupération pour avoir eu la bonté de travailler un 26 décembre.

En creusant un peu, je dus bien admettre, en coiffant petit à petit une casquette syndicale, qu'on pouvait tirer quelques heureuses conséquences d'un certain nombre de particularités alsaco-mosellanes.

Tout de même, pour l'arrière-petit-fils d'un « optant » qui, vers 1871, avait quitté père, mère et amis de son village d'Altviller, en Moselle annexée au Reich, pour trouver asile et travail aux usines de Foug, Meurthe-et-Moselle, France, ces histoires entremêlées de droit local, de concordat, de régime complémentaire ont toujours eu quelque chose d'exotique. J'ose : d'anachronique.

 

À Strasbourg, on se flatte d'habiter une capitale européenne. À Metz, on vénère Robert Schuman. Mais dans ces pays de frontière aux sillons abondamment abreuvés d'un sang dont la couleur est la même, que le casque s'orne ou non d'une pointe, on continue à se gargariser de « particularismes », d' « identité » – avec un petit je-ne-sais-quoi de compassion pour ces Français de l'intérieur qui n'y comprendront jamais grand-chose !

Et puis, l'âge venant, bien installé sur les rives de la Moselle, l'oreille progressivement formée à quelques accents quasi-teutoniques... on finit par s'y faire, à ces bizarreries. À les intégrer, à y trouver quelque intérêt, à leur donner du sens. On irait presque imaginer, contre l'évidence, un rapport entre la loi d'Empire, le concordat, le régime local de Sécurité sociale et le fait que, durant la nuit pascale, des lapins pas très catholiques évincent les cloches de Rome.

Puisque tout cela n'est pas près de finir, laissez-moi rêver que c'est un petit léporidé pondeur d’œufs en chocolat qui a bloqué en 1984 le hors sac du journaliste, et que de la source de la Fensch au Sundgau, des contrées où l'on entend encore un peu le francique jusqu'aux terres de l'alémanique, ce fichu droit local, avec ses querelles, ses détracteurs et ses croisés, serait un repère dans un Hexagone qui a réduit ses régions en charpie et dans une Europe qui perd la boussole ! Et tant qu'à faire, peut-être viendra le jour où les Alsaciens et les Mosellans s'accorderont pour faire cadeau à l'ensemble des Français du régime local de Sécurité sociale des trois départements de l'Est... et obtiendront enfin, dans le même élan, le bénéfice de la laïcité et de la séparation des Églises et de l’État ? J'ai fait un rêve !