jeudi 5 janvier 2023

 

Pour mon ami l'éditeur Guy-Joseph Feller, j'ai dépoussiéré cette petite chronique écrite en 2015 pour l'ouvrage "Le droit local tel qu'ils le vivent", sous la direction de Bernard Zahra (éd. Mettis). Il se retrouve ainsi dans le n° 5 de l’excellent mook "Paroles".

 

Du bonheur d'être mosellan

Jœuf, Meurthe-et-Moselle, 20 avril 1984. « Désolé, mon grand, ton courrier s'arrêtera à Audun-le-Tiche. Là-bas, ils font le Vendredi saint. » C'est pas vrai, j'avais oublié... Il faut dire que c'est mon premier week-end de Pâques depuis que j'ai été embauché en Lorraine, et que les Ardennes où j'avais fait mes classes ne m'ont pas habitué aux bizarreries d'ici.

En ce temps-là, internet et même le fax n'étaient encore que des rêves de savants fous. Les journalistes dispersés dans la zone de diffusion du grand quotidien régional envoyaient leur copie et leurs rouleaux de films dans des enveloppes « hors sac » confiées aux chauffeurs des Rapides de Lorraine. Mais ce vendredi-là, je devrai moi-même foncer jusqu'à Metz, Moselle, au volant de ma vieille 204... Tout ça parce qu'en Palestine, presque deux mille ans plus tôt, un hippie iconoclaste est mort sur la croix et que les Mosellans, depuis qu'ils sont redevenus français, narguent les autres Lorrains en s’octroyant un super pont pascal.

Bon, concédai-je avec bienveillance, après tout, s'ils peuvent s'offrir ça, grand bien leur fasse ! D'ailleurs, bientôt muté en Moselle, de l'autre côté de l'ancienne frontière, je commençais à me couler doucement dans les coutumes locales.

Quoique... « Quelle religion ? » Ça, ce fut le jour où j'allai inscrire mes enfants à l'école publique. Blasée, la directrice ne s'offusqua pas de mon furtif froncement de sourcils – juste le temps de me rappeler que tant que je voudrais continuer à jouir du bonheur d'être messin, il n'y aurait pas de raison que ma descendance échappât au statut scolaire local. Cette arête-là fut un peu plus difficile à avaler.


Cependant, je m'aperçus vite que mes naïfs étonnements laissaient de marbre mon entourage, collègues ou voisins, à qui ces règles d'exception paraissaient parfaitement légitimes. Incapable de renoncer à l'idéal laïque et républicain de mon enfance, je tentai d'examiner sereinement la situation. Et je pus même trouver qu'elle pouvait avoir du bon, surtout lorsqu’on m'invita à poser une récupération pour avoir eu la bonté de travailler un 26 décembre.

En creusant un peu, je dus bien admettre, en coiffant petit à petit une casquette syndicale, qu'on pouvait tirer quelques heureuses conséquences d'un certain nombre de particularités alsaco-mosellanes.

Tout de même, pour l'arrière-petit-fils d'un « optant » qui, vers 1871, avait quitté père, mère et amis de son village d'Altviller, en Moselle annexée au Reich, pour trouver asile et travail aux usines de Foug, Meurthe-et-Moselle, France, ces histoires entremêlées de droit local, de concordat, de régime complémentaire ont toujours eu quelque chose d'exotique. J'ose : d'anachronique.

 

À Strasbourg, on se flatte d'habiter une capitale européenne. À Metz, on vénère Robert Schuman. Mais dans ces pays de frontière aux sillons abondamment abreuvés d'un sang dont la couleur est la même, que le casque s'orne ou non d'une pointe, on continue à se gargariser de « particularismes », d' « identité » – avec un petit je-ne-sais-quoi de compassion pour ces Français de l'intérieur qui n'y comprendront jamais grand-chose !

Et puis, l'âge venant, bien installé sur les rives de la Moselle, l'oreille progressivement formée à quelques accents quasi-teutoniques... on finit par s'y faire, à ces bizarreries. À les intégrer, à y trouver quelque intérêt, à leur donner du sens. On irait presque imaginer, contre l'évidence, un rapport entre la loi d'Empire, le concordat, le régime local de Sécurité sociale et le fait que, durant la nuit pascale, des lapins pas très catholiques évincent les cloches de Rome.

Puisque tout cela n'est pas près de finir, laissez-moi rêver que c'est un petit léporidé pondeur d’œufs en chocolat qui a bloqué en 1984 le hors sac du journaliste, et que de la source de la Fensch au Sundgau, des contrées où l'on entend encore un peu le francique jusqu'aux terres de l'alémanique, ce fichu droit local, avec ses querelles, ses détracteurs et ses croisés, serait un repère dans un Hexagone qui a réduit ses régions en charpie et dans une Europe qui perd la boussole ! Et tant qu'à faire, peut-être viendra le jour où les Alsaciens et les Mosellans s'accorderont pour faire cadeau à l'ensemble des Français du régime local de Sécurité sociale des trois départements de l'Est... et obtiendront enfin, dans le même élan, le bénéfice de la laïcité et de la séparation des Églises et de l’État ? J'ai fait un rêve !

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